John Mearsheimer
Espérons que ce livre, « L’Holocauste, c’est fini ! » [ The Holocaust is Over ], sera largement lu et débattu, car il développe une argumentation qui doit être entendue et prise en considération par les Américains de toutes obédiences, mais en particulier par ceux qui ressentent un profond attachement à Israël. Le fait que quelqu’un comme Burg ait écrit ce livre est déjà, en soi, extrêmement important. On ne saurait le rejeter d’un revers de la main au motif qu’il s’agirait d’un juif haineux de lui-même ou d’un cinglé, dès lors qu’il est issu d’une famille israélienne éminente, et qu’il est profondément engagé dans la politique consensuelle israélienne depuis le début de sa vie d’adulte. De plus, il s’agit de quelqu’un qui, sans équivoque possible, aime Israël.
Burg marque plus d’un joli point, dans son ouvrage, mais je voudrais insister plus particulièrement ici sur ce que sont, à mes yeux, ses arguments centraux. Le noyau dur de son message, c’est qu’Israël connaît une crise interne très sérieuse, et qu’il y a de bonnes raisons de penser que les choses risquent de dégénérer d’une manière horrible à l’avenir. Il souligne qu’Israël a énormément changé, depuis 1948. A ce sujet, il cite sa mère : « Ce pays n’est pas celui que nous avons construit. Nous avons fondé un pays différent, en 1948, mais je ne sais pas où ce pays a disparu ? » Aujourd’hui, Israël, écrit-il, « ressemble d’une manière effrayante aux pays auxquels nous n’aurions voulu ressembler à aucun prix. » Au sujet du glissement continuel d’Israël vers la droite, au fil des années, il fait ce commentaire à vous faire sortir les yeux de la tête, que « les juifs et les Israéliens sont devenus des brutes ».
Burg met les points sur les « i » : il n’établit aucune égalité entre le comportement passé d’Israël et ce qui s’était passé en Allemagne nazie, mais il voit bel et bien des similitudes dérangeantes entre Israël [aujourd’hui] et « l’Allemagne juste avant Hitler ». Cela soulève cette question évidente : Israël pourrait-il finir par s’adonner à une dévastation criminelle contre les Palestiniens ? Burg pense que c’est possible. Il écrit : « la notion que cela ne saurait nous arriver parce que notre histoire de peuple persécuté nous aurait immunisés contre la haine et le racisme est extrêmement dangereuse. Un examen de la société israélienne montre qu’à l’évidence, le processus d’érosion a commencé. » Il soulève même la possibilité d’une guerre civile en Israël, qui « ne serait pas une guerre entre des membres du peuple juif appartenant à différentes nuances de la foi religieuse, mais prendrait la forme d’une lutte à mort entre des gens bons et des gens mauvais, dans tous les milieux. »
Burg a conscience que beaucoup de juifs américains rejettent ses arguments, dès lors que ceux-ci sont tellement en contradiction avec l’image d’Israël qu’ils ont dans la tête. C’est pourquoi il rappelle au lecteur : « Je viens de là-bas, et mes amis et mes parents y vivent encore. J’écoute ce qu’ils disent, je connais leurs aspirations, et je ressens ce qui leur crève le cœur. Je sais où ils vont. » Et c’est ce « là où ils vont » qui le préoccupe énormément. Là encore, il redoute qu’Israël ne finisse par marcher dans les brisées de l’Allemagne, où « de longs processus avaient altéré la perception de la réalité [des gens] à un point tel que l’insanité était devenue la norme, et c’est alors que nous [les juifs] fûmes exterminés. Cela s’est passé dans le pays par excellence des poètes et des philosophes : en Allemagne ! C’était possible, même là-bas ! Et c’est possible, aussi, même ici, sur la terre des prophètes. La création d’un Etat gouverné par des rabbins et des généraux est un cauchemar que, malheureusement, on ne saurait écarter. Je sais à quel point cette comparaison peut faire problème, mais, je vous en conjure : ouvrez les yeux ; ouvrez vos oreilles, et ouvrez votre cœur ! »
Beaucoup de juifs américains pensent que si Israël a des problèmes, de nos jours, c’est à cause de l’antisémitisme, ou parce qu’il est cerné par de dangereux ennemis qui en menacent jusqu’à l’existence-même. Les Israéliens eux-mêmes, rappelle Burg, aiment insister sur le fait que, soi disant, « le monde entier est contre nous ». Il repousse du revers de la main ces billevesées : « Aujourd’hui, nous sommes armés jusqu’aux dents, nous sommes mieux équipés que n’importe quelle autre génération de toute l’Histoire juive. Nous avons une armée terrifiante, nous sommes obsédés par la sécurité, et nous bénéficions du filet de sécurité des Etats-Unis… L’antisémitisme semble ridicule, et même totalement inoffensif, face à la force du peuple juif, de nos jours. »
Pour lui, les problèmes d’Israël sont des problèmes auto-infligés. En particulier, il maintient l’idée que la principale cause des problèmes d’Israël, c’est l’héritage de l’Holocauste, qui est devenu omniprésent, obsédant, dans la vie quotidienne israélienne. « Aucun jour ne passe », écrit-il, « sans qu’il y ait au moins une mention de la Shoah dans le seul journal israélien que je lise, Ha’aretz. » De fait, on enseigne, à l’école, aux enfants israéliens que « nous sommes tous des survivants de la Shoah ». Le résultat, c’est que les Israéliens (ainsi que la plupart des juifs américains, d’ailleurs) sont incapables d’avoir une réflexion saine au sujet du monde qui les entoure. Ils pensent que tout le monde est en embuscade pour s’en prendre à eux, et que les Palestiniens ne diffèrent en rien des nazis. Etant donné cette perspective désespérante, les Israéliens sont convaincus que pratiquement tous les moyens sont bons pour contrer leurs ennemis. L’implication de l’argumentation de Burg, c’est que si l’on mettait moins d’accent sur l’Holocauste, les Israéliens changeraient leur manière de voir « les autres » d’une manière radicale, et que cela leur permettrait d’arriver à un règlement du conflit avec les Palestiniens, ce qui amènerait à une existence plus apaisée et plus décente.
Il y a quelque vérité, dans cet argument psychologique défensif, mais Burg fournit des preuves supplémentaires d’une interprétation différente de la façon dont l’Holocauste imprègne la vie israélienne. En particulier, il montre que la société israélienne est affligée par une multitude de problèmes très graves, qui menacent de la déchirer, et que l’Holocauste est « un instrument, au service du peuple juif », dont les juifs usent afin de protéger Israël contre toute critique et de maintenir à l’écart ces forces centrifuges qui risquent de faire éclater la société israélienne. Il identifie trois problèmes fondamentaux : 1) les Israéliens sont extrêmement divisés entre eux ; 2) le grave danger que de très nombreux Israéliens émigrent en Europe et en Amérique du Nord ; 3) l’occupation, qui a eu des effets corrupteurs sur la société israélienne, et qui a valu à Israël des critiques venant de l’ensemble de la planète.
Jouer la carte de l’Holocauste, démontre Burg, est considéré le meilleur moyen de faire face à ces problèmes. Il cite l’écrivain israélien Boaz Evron, pour le démontrer : la Shoah « est notre principal atout, aujourd’hui. C’est la seule chose qui puisse nous permettre d’essayer d’unifier les juifs. C’est le seul moyen qui nous permet de dissuader les Israéliens d’émigrer, en leur faisant peur. C’est la seule chose qui puisse encore éventuellement faire taire les gentils [les non-juifs, ndt] ». Bien sûr, il y a un autre instrument, qu’Israël et ses partisans utilisent à tout bout de champ : l’accusation d’ « antisémitisme ».
Pour pousser encore d’un degré mon argumentation instrumentaliste, Burg fournit la preuve du fait que, si les Israéliens et leurs partisans invoquent constamment l’Holocauste, c’est à cause de l’Occupation, et des choses horribles qu’Israël a faites, et continue à faire aux Palestiniens. La Shoah, c’est l’arme que les Israéliens et leurs partisans, dans la Diaspora, utilisent afin de repousser toute critique et de permettre à Israël de continuer à commettre des crimes contre les Palestiniens. Burg écrit : « Tout est ramené à la Shoah, tout est mesuré à l’aune de la Shoah, et par conséquent, tout est permis – que ce soit les murailles, le Mur, les blocus, les couvre-feux, les miradors, les privations de nourriture et d’eau potable, les assassinats arbitraires. Tout est permis, parce que nous avons subi la Shoah, et parce que ce n’est pas vous [les goyim, ndt] qui allez nous dire ce que nous avons à faire ! »
La meilleure preuve que l’obsession israélienne de l’Holocauste est liée à l’Occupation israélienne se trouve dans la discussion, par Burg, de l’évolution de la pensée israélienne au sujet de l’Holocauste lui-même. Il démontre avec beaucoup de clarté que la pensée israélienne sur la Shoah a considérablement changé, au fil du temps. Les dirigeants du Yishuv [la communauté juive en Palestine, avant la création d’Israël, ndt] « n’avaient pratiquement pas remué le petit doigt face à l’extermination des juifs en Europe » au moment où celle-ci s’était produite. « Ils ne voulaient pas gaspiller de l’énergie émotionnelle qui pouvait être bien plus « utile » pour construire l’Etat juif. » De plus, les Israéliens n’avaient pas beaucoup focalisé leur attention sur l’Holocauste, durant la première décennie consécutive à 1948, et ils avaient fait montre d’une absence de sympathie choquante à l’égard des rescapés qui avaient immigré en Israël juste après la guerre. Mais tout avait changé, tout avait monté terriblement en puissance, dans les années 1960, à partir du procès Eichmann, mais surtout après la conquête par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, en juin 1967, et le début de l’Occupation.
« Pour comprendre le mauvais tournant que nous avons pris », écrit Burg, « nous devons faire retour aux années 1960, au procès Eichmann, à la guerre des Six Jours, et à tout ce qui s’est produit entre-temps. » Il va même plus loin, et note que les années 1990 – rappelez-vous : la Première Intifada a éclaté en décembre 1987 – fut la « décennie de la transition entre la mythologie de l’Etat pionnier et nos expéditions obsédantes vers le lieu du crime. » Le pattern semble limpide : l’Holocauste a été la principale arme que les Israéliens (et leurs partisans, à l’étranger) ont utilisée afin de fournir une couverture aux horreurs qu’Israël a infligée [et continue d’infliger] aux Palestiniens dans les territoires occupés.
Tout ceci, pour dire que la meilleure façon de sauver Israël de son calvaire consiste non seulement à dépasser l’Holocauste, mais aussi à mettre un terme à l’Occupation. Une fois cela fait, le besoin de parler de manière incessante de l’Holocauste sera grandement réduit, et Israël sera un pays bien plus sain et sûr.
Malheureusement, on n’aperçoit nulle fin de l’occupation à l’horizon et, donc, nous allons vraisemblablement entendre parler encore davantage – et non moins – de l’Holocauste, dans les années à venir.
John Mearsheimer
Le 10 décembre 2008.
John J. Mearsheimer (né en décembre 1947) est professeur de sciences politiques à l’Université de Chicago. Il est un théoricien des relations internationales. Connu pour son livre “The Tragedy of Great Power Politics ”, Mearsheimer a récemment attiré l’attention comme coauteur de l’article “The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy”, publié par la suite en un livre devenu un New York Times Best Seller.
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